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Photo du rédacteurMarc Agate

La source du sacré

"Il y a depuis la petite enfance jusqu'à la tombe, au fond du cœur de tout être humain, quelque chose qui, malgré toute l'expérience des crimes commis, soufferts et observés, s'attend invinciblement à ce qu'on lui fasse du bien et non du mal. C'est cela avant toute chose qui est sacré en tout être humain.


Le bien est la seule source du sacré. Il n'y a de sacré que le bien et ce qui est relatif au bien.


Cette partie profonde, enfantine du cœur qui s'attend toujours à du bien, ce n'est pas elle qui est en jeu dans la revendication. Le petit garçon qui surveille jalousement si son frère n'a pas eu un morceau de gâteau un peu plus grand que lui cède à un mobile venu d'une partie bien plus superficielle de l'âme. Le mot de justice a deux significations très différentes qui ont rapport à ces deux parties de l'âme. La première seule importe.


Toutes les fois que surgit au fond d'un cœur humain la plainte enfantine que le Christ lui-même n'a pu retenir : “Pourquoi me fait-on du mal ?”, il y a certainement injustice. Car si, comme il arrive souvent, c'est là seulement l'effet d'une erreur, l'injustice consiste alors dans l'insuffisance de l'explication.


Ceux qui infligent les coups qui provoquent ce cri cèdent à des mobiles différents selon les caractères et selon les moments. Certains trouvent à certains moments une volupté dans ce cri. Beaucoup ignorent qu'il est poussé. Car c'est un cri silencieux qui sonne seulement dans le secret du cœur.


Ces deux états d'esprit sont plus voisins qu'il ne semble. Le second n'est qu'un mode affaibli du premier. Cette ignorance est complaisamment entretenue, parce qu'elle flatte et contient elle aussi une volupté. Il n'y a d'autres limites à nos vouloirs que les nécessités de la matière et l'existence des autres humains autour de nous. Tout élargissement imaginaire de ces limites est voluptueux, et ainsi il y a volupté en tout ce qui fait oublier la réalité des obstacles. C'est pourquoi les bouleversements, comme la guerre et la guerre civile, qui vident les existences humaines de leur réalité, qui semblent en faire des marionnettes, sont tellement enivrants. C'est pourquoi aussi l'esclavage est si agréable aux maîtres.


Chez ceux qui ont subi trop de coups, comme les esclaves, cette partie du cœur que le mal infligé fait crier de surprise semble morte. Mais elle ne l'est jamais tout à fait. Seulement elle ne peut plus crier. Elle est établie dans un état de gémissement sourd et ininterrompu.


Mais même chez ceux en qui le pouvoir du cri est intact, ce cri ne parvient presque pas à s'exprimer au-dedans ni au-dehors en paroles suivies. Le plus souvent, les paroles qui essaient de le traduire tombent complètement à faux.


Cela est d'autant moins évitable que ceux qui ont le plus souvent l'occasion de sentir qu'on leur fait du mal sont ceux qui savent le moins parler. Rien n'est plus affreux par exemple que de voir en correctionnelle un malheureux balbutier devant un magistrat qui fait en langage élégant de fines plaisanteries."

Simone Weil - La personne et le sacré





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