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Evasion

Extrait de : le dernier Ulysse ( page 58 et suivantes - début du voyage d'Alexandre Mauvalant ) Laurent LD Bonnet ( 2021) :



Depuis belle lurette, absolument plus personne n’écrivait d'épopées ; ou si des auteurs de ce genre avaient survécu, ils n’avaient plus, un jour, osé pointer le nez d’un tel manuscrit, puis ils ne l’avaient plus écrit, n’y avaient même plus pensé, le rêve lui-même s’en était allé. Alors la source s’était tarie, par manque de souffle et d’espoir. Là-dessus, j’avais ma petite idée : l’épopée avait succombé sous les assauts de l’obèse actualité qui suce, aspire et assèche l’imaginaire symbolique de la fiction. Et qui n’avait écrit un article sur la mort du Roman ? Cent fois prescrite en un siècle, cette prophétie n’était qu’un biais de pensée. Je ne pouvais que donner raison à mon éditeur. Ce n’était pas le Roman qui mourait du trop d’information. Mais les auteurs du commerce eux-mêmes, dont les cerveaux se ruaient vers les fast-food de l’inspiration.

Vandoven s’en plaignait sans cesse : “Je vous l’assure, mon cher, si je vous pousse ainsi, c’est parce que je vous ai sous le coude ! Croyez bien que si quelqu’un dans le comité avait détecté, ne serait-ce que l’ombre d’autre chose que les désormais habituelles épopées des métastases, du viol, de l’inceste, d’improbables et grotesques orgies, que nous recevons par centaines, j’en aurais été le premier averti. Alors, mon cher, avec vous, j’essaie d’internaliser. Ah, pourquoi vous ? Mais l’intuition mon cher, l’intuition ! Je ne saurais mieux dire. Peut-être aussi parce que d’autres dans la maison ont déjà écrit ce qu’ils pensaient être une épopée, et ont trouvé d’habiles prescripteurs pour en parler ainsi. Ce n’est sûrement pas moi qui allais les contredire. On vend ! Tout de même, mais en toute franchise, tout cela n’était que pipi de sansonnet, si je peux me permettre. Alors qu’avec vous, Alexandre, je sens cela ! Comme si à votre âge vous n’aviez fait que bander sans jamais jouir, voyez-vous ? Ah, cela me rassure presque sur la puissance de votre orgasme à venir ! Il faut juste que vous rencontriez la muse qui fera de votre talent une œuvre accomplie.”

Une fois, je lui avais rétorqué sur ce mode en lui faisant remarquer que plus d’un puceau avait fini en éjaculateur précoce. Mais cela ne l’avait pas troublé plus de trois secondes.

Ainsi, avec Paul Vandoven, étais-je toujours resté au contact de la trivialité marchande qui nous assaillait chaque année davantage. Et m’en éloignant aujourd’hui, je voyais plus clairement ce que je fuyais.

Dévastant la fin de siècle puis entamant à présent goulûment celui-ci, le grand maelstrom industriel et commercial avait envahi tous les secteurs du livre ; uniformisant, aplanissant les esprits de pans entiers de la chaîne du métier, plus spécialement celui de la Fiction où j’exerçais tant bien que mal.

Un temps je m’y étais senti protégé, comme sanctuarisé, parce que mon inspiration ne se concrétisait que sur un mode qualifié par Vandoven de minimaliste – pour lui éviter de dire nanifié. Nouvelle et Poésie étaient des genres qui passaient encore sous les radars de la religion citoyenne œuvrant désormais au chevet de la grande bête-Roman blessée. On y avait vu affluer des hordes de charognards, prophètes autoproclamés d’un nec plus ultra de l’intellectualité-nouvelle-vague brandissant leur manuel du bien-dire et du bien-penser, rien de moins que les apôtres d’une police idéologique imposée à coup de réseaux virtuels. Dans la foulée, on avait assisté à la grand-messe de l’autocensure ordonnée par le clergé de la profession et une partie de ceux qui, sans broncher, bouffaient au râtelier d’un media, d’un mouvement politique, d’une entreprise ou d’une cour quelconque. C’est Pierre qui avait attiré mon attention sur la première victime de cette apocalypse ; nous la connaissions bien, cette petite fille habillée de rouge qui apportait un pot de beurre à sa grand-mère. On venait de la retirer d’une bibliothèque scolaire de Barcelone, sous prétexte qu’elle véhiculait des clichés d’un autre temps. C’est ce jour-là, que mon esprit avait décidé de s’exiler dans son petit territoire des Nouvelles et Poésies. Jusqu’au jour où j’avais posé les fesses sur le canapé du libraire proactif de Vincennes.

Le buzz et l’émission de télévision – j’en prenais conscience ici et maintenant – avaient ouvert une brèche qui jamais ne se serait refermée, laissant s’y engouffrer les dernières tendances de la censure mercantile armée de ses sommations à ne plus écrire sur un genre ou un sexe, si on n’en était pas, sur une nation si on n’en était pas, sur une origine ou une autre si on n’en était pas… Je me serais retrouvé dans quelques années à ne plus avoir droit de m’inspirer que d’une lignée de faits allant de Cro-Magnon en Périgord jusqu’à Homo Sapiens en Île-de-France ; et pire, à l’intérieur de ce bornage, encore aurais-je dû ne pas empiéter sur les enclos de mes voisins de genre ou de couleur. Tragi-comédie d’un apartheid intellectuel – à l’image d’autres ségrégations – la mort de mon libre arbitre créateur. Ma mort, en fait.

Partir obligeait ma forteresse à se reconstruire, ailleurs et autrement, mouvante et insaisissable, prolongeant ainsi ma liberté d’écriture.

Elle s’évadait. le dernier Ulysse




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